L’équilibre d’une vie s’atteint quand une couleur nous comble, quand une forme nous abreuve. L’art rejoint un vertige intérieur que rien ne saurait apaiser. Vertige dont la profondeur de champ se mesure à l’excès du monde, à l’immensité d’un bonheur. Ou d’une douleur.

Il y a dix ans, quand le tableau rouge de Françoise est entré dans ma vie, j’étais plongée dans un désarroi grandiose. À la mort de ma grand-mère centenaire, un segment irremplaçable de ma vie s’est refermé. Expulsée hors du temps, je m’épuisais aux confins d’une nuit sans étoiles. L’accompagnement du tableau, à certains moments, m’aura sauvée.

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Matin.

Lumière !

Le tableau rouge est là. Soudain, il s’anime.

Les yeux s’ouvrent au miroitement du tableau. La lumière qui oriente le sens de la toile à peindre. La lumière qui oriente le sens de la toile à regarder. Le temps qui oriente le sens général du tableau, sa façon particulière de me regarder.

Au point du jour, quelques rayons effleurent sa peau sanguine. Des spirales d’aube entre les doigts, je cherche le rythme de son mouvement sonore. J’observe la clarté qui s’y dépose par vagues ondoyantes, comme une exigence du cœur.

Le voici : Un champ de roses rouges au plus haut de leur floraison. Une superposition infinie de pétales serrés les uns contre les autres dans l’intime d’un jardin anglais. Un tourbillon de gaieté annonçant une promesse à tenir.

Et encore : Un carré de soie rouge vêtu d’une jupe de tulle corail. La jupe ondoie, se soulève au vent. Dévoile le haut de la cuisse. Une fraîcheur traverse l’entrejambe. Doux frémissement.

Une chevelure au vent capte le scintillement initial.

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Soir.

Soleil de rouge fondu. Éclats de crépuscule fauve.

Les yeux découvrent l’incandescence du tableau. L’ardeur qui oriente le sens de la vie avec le tableau. L’ardeur qui oriente la fragilité de la vie sans le tableau. À sa vue, j’éprouve un saisissement au centre de la poitrine.

Tout est posé sur la toile. Dans la régularité du mouvement circulaire, je perçois le geste assuré de la main.

Le voici : Une invitation à une randonnée dans les grands bois, avec un air riant. Un sentier au tournant duquel les framboises me font de l’œil.

Et encore : Quelques gouttes de rosée se déposent dans un champ de coquelicots nimbé d’une lumière mauve. Quelques éclats de rire au coin de la table. Quelques lueurs de nuit apportées par la danse du feu sur lequel il trône.

Je voudrais tourner sur moi-même, à l’infini. Virevolter dans le carmin. Plonger dans l’oriental ruby. Boire le rose carnation. Ivre, lasse, épuisée, je m’endormirais enfin, les yeux brûlants de fatigue.

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Peut-on se mirer dans un tableau comme on s’observe devant un miroir, comme on s’épanche dans un journal ?

L’image révèle une éblouissante clarté, une force mûrie dans l’âge, un corps qui se tient en mouvement, s’adapte au passage des saisons. Ce corps possède la solidité d’un roc, l’élégance d’une fleur au vent. Une joie primordiale l’anime.

La cruauté, féroce ou ordinaire, est absente de ce tableau. Sa douce cassure géométrique dit les secousses brisant les lignes courbes, les arcs de cercles et les rayons. Elle raconte la chute, la collision de la matière, les écarts, les déviations et les défaillances. Elle dit l’ascension, le partage, la gaieté. Le rire qui déferle en cascades, inépuisable. À l’écart de la rumeur du monde, elle fait la puissante synthèse des éléments. Plénitude de la couleur vive. Un miracle parmi les ruines.

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Only Red. Only You.

La forêt rouge me traverse. Immergée dans ses herbes, ses branchages, ses feuillages, je hume l’air humide. Son odeur de bois et d’aiguilles de pin, son parfum de terre ocre. J’écoute une respiration. Un souffle profond, régulier. J’observe son chatoiement.

Un souffle grenat aux éclats d’ambre. Un souffle vermillon cerclé d’hyacinthes. Un souffle amaranthe aux fleurs de pêcher.

Je lève la tête.

Une aile d’oiseau bat dans le feuillage roux. Deux ailes. Bientôt, elles seront quatre à s’acheminer jusqu’au faîte crénelé des montagnes.

Je songe au drapé tombant de certaines peintures italiennes.

Le sommeil-soleil d’aurora red m’enveloppe dans son étole de velours moiré.

Je baisse la tête.

La berceuse de peach blossom red m’entoure dans ses volants de dentelle ouvragée.

Il me faut percer la peau épaisse de la nuit, me défaire de sa longue cape de velours. De ses ferrailles. Épaules nues, il me faut traverser dehors, au-delà du miroitement qui éblouit. Mains aveugles, sauter.

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Only Red. Only You.

Le tableau m’instille la soif du rêve. Son goût suave, son doux murmure. Il ranime le flottement du souvenir. Une image se dépose dans mon esprit. Elle oscille, ravive un sentiment de nostalgie.

Ma grand-mère apparaît, large sourire. Devant elle, une tarte aux coings. Aux quetsche. À la cerise. Puis, les images se brouillent, les goûts et les odeurs se mélangent. Un parfum de vanille, une douceur lactée, une odeur de volaille grillée, dans cet ordre exactement. Vision champêtre, un repas dominical, mon enfance sauvée des limbes.

Chez elle, il n’y avait pas de rouge. Elle vivait dans une maison meublée de grandes armoires et de canapés en velours vieux rose. Vitrines décorées d’objets en cristal et en porcelaine. Verres émaillés, transparences infinies.

Fenêtres ornées d’épaisses tentures. Murs blancs couverts de photographies. Une galerie de portraits anciens qui remontait jusqu’à la fin du 19e siècle. Anachronismes.

Dans le grand jardin, j’allais cueillir groseilles, mûres et rhubarbe. Je plongeais le nez dans les énormes bosquets de pivoines qui enjolivaient la façade. À la pleine floraison, humer leur parfum tendre et citronné me procurait une joie infinie.

J’entre dans le soleil rouge comme on entre dans un plain-chant. Ultime bonheur dans la journée qui s’achève. La nuit se referme doucement sur mes épaules.

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Only Red. Only You.

Nuit blanche, de toutes saisons. Pourquoi appelle-t-on blanche une nuit sans sommeil ? À l’intérieur de mon crâne, des explosions de teintes et de coloris fusent de toutes parts : brownish purple red, brownish red, chocolate, conchineal, veinous blood red. Arterial blood red. Blakish grey. Velvet Black. Implosion du sens. Vision éclatée. Mes lignes de faille.

Étincelles et feux remuent les organes, triturent les viscères. Me laissent sans énergie, m’ancrent dans le vertige.

Hantise de ma disparition potentielle. Je suis assaillie par les tonalités pâles de ce rose red qui s’accroche à ma silhouette, dont les traînées s’étirent jusqu’à l’ivoire gris, le greyish white. Je vois des contours flottants, des esquisses de physionomies, un immense vitrail dépourvu de figures saintes. La douleur n’est pas éphémère.

Dans un surgissement prodigieux, la musique du tableau se déverse en moi. Son rythme rehausse les contours de mon quotidien délavé, il en remodèle les ombres. Sa fougue, poignante, scelle les fissures. Sa flamme consolide mon chagrin, transforme les bris sans les gommer, les érige en signature.

Instant de parfaite coïncidence où le retour de l’absente s’incarne dans la présence du tableau. Résultat d’une géométrie invisible. Suddenly, all is red.

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Years later.

Après-midi, un dimanche de mai. À la Fondation Molinari, le quatuor à cordes du même nom rend hommage à Sullivan. Au programme : Thésée de R. Murray Schafer, The Sun’s Light de Menelaos Peistikos et le Quatuor en fa de Maurice Ravel.

Françoise m’interpelle, je prends place à sa gauche. À sa droite, l’orée d’une futaie, ses tableaux nous encerclent. Un long rai de soleil traverse la pièce.

La petite salle est vide bondée. Agitation, mouvement, les spectateurs prennent place, bavardent un peu. Puis, silence !

Soudain, une pluie de confettis lumineux. Un équilibre ample, tout en chatoiements, résonne dans la salle. Nous sommes transportés, ravis, éprouvés par la beauté des sons, par leur combinaison harmonieuse, par leur interprétation sublime.

Pendant un bref instant, Françoise ferme les yeux. Moment de grâce partagée. Je songe au tableau qui m’accompagne depuis plusieurs années. Une fenêtre dans ma nuit. L’image de l’échancrure rose dans le décolleté cerise se prolonge dans les tableaux qui nous entourent, comme un lien qui se tisse entre illumination et dévotion. La musique nous emporte : nous suivons le déploiement de la couleur dans sa propre langue.

Cette forêt rouge, dense et profonde, exige l’approvisionnement depuis la source cristalline. Sa fureur originelle. Only Red.

 

Chantal Ringuet

  

Note : Les noms des couleurs en anglais sont tirés de la célèbre nomenclature des couleurs de Werner. Réf : By P. Syme, Werner’s Nomenclature of Colours adapted to Zoology, Botany, Chemistry Mineralogy, Anatomy and the Arts, ©The Trustees of the Natural History Museum, London Smithsonian Books, 2019 [1814].